23 07 2023
Devenu un acteur économique incontournable au Rwanda, le holding, propriété du parti présidentiel, se développe désormais sur le continent, porté par les efforts diplomatiques déployés par Kigali. Plongée au cœur d’un groupe créé au lendemain du génocide et dont le fonctionnement reste encore très secret.
Holding aussi incontournable que secret, Crystal Ventures (CVL) a toujours eu un statut à part depuis sa création, sous le nom de Tri-Star Investments, en 1995. Propriété du Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagame, ce conglomérat privé a d’abord joué un rôle central dans la reconstruction de l’économie nationale au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsi.
Au Rwanda, les discrets atouts de la diplomatie économique de Paul Kagame
« De la Centrafrique au Mozambique, deux pays où son armée est engagée, en passant par le Congo et le Bénin, le président rwandais multiplie depuis plus de deux ans les offensives business, entraînant dans son sillage Crystal Ventures, le bras financier de son parti. Premier volet de notre investigation. »
Caisse de secours de l’État
Agriculture, construction, sécurité, mines…
Jus de fruits et mines d’or en Centrafrique
200 millions de dollars investis au Congo
Entre sécurité et business, Paul Kagame tisse sa toile au Mozambique
« Alors que le président rwandais déploie des troupes au Cabo Delgado depuis 2021 pour lutter contre les jihadistes, plusieurs entreprises liées à Crystal Ventures, le holding privé qui appartient à son parti, se sont installées au Mozambique. Elles misent notamment sur le développement du mégaprojet gazier de Total Energies à Afungi. »
Autour de Total Energies, un écosystème rwandais
Les bonnes affaires de Crystal Ventures
Reprise en 2023 pour le site d’Afungi ?
Vingt-huit ans plus tard, CVL est omniprésent dans le pays, des routes construites par la société NPD-Cotraco aux jus de fruits Inyange, qui remplissent les rayons des magasins. Le holding annonce employer plus de 12 000 salariés et avoir réalisé pas moins de 23 000 projets.
Son influence dans des secteurs comme ceux du BTP, des biens de consommation et des services, à l’image de celle du FPR sur la vie politique, en font un acteur central du paysage économique rwandais. Selon ses détracteurs, sa présence tentaculaire serait même de nature à étouffer toute forme de compétition et empêcherait le secteur privé de connaître un réel essor. L’entreprise, elle, réfute tout favoritisme et revendique d’avoir investi dans plusieurs secteurs où personne ne souhaitait s’impliquer au lendemain du génocide.
Longtemps cantonné au marché national, Crystal Ventures investit désormais hors de ses bases. Depuis plus de trois ans, ses sociétés ont multiplié les incursions dans le sillage des partenariats et des accords noués par le gouvernement : en Centrafrique et au Mozambique, où Paul Kagame déploie son armée, mais aussi en République du Congo ou encore au Zimbabwe. Elles investissent dans des mines de diamants et de graphite, des usines de jus de fruits ou proposent des services de sécurité…
Mais quel rôle occupe aujourd’hui CVL dans la diplomatie économique rwandaise ? Comment ses entreprises exploitent elles les opportunités que lui offre la collaboration étroite nouée par Kigali avec certains pays, notamment au niveau militaire ?
Si l’écosystème du holding demeure opaque, sa stratégie intrigue et fascine. À travers l’histoire atypique de ce fonds d’investissement emblématique du Rwanda post génocide et le décryptage des investissements auxquels celui-ci procède hors du pays, notamment au Mozambique en lien avec le pétrolier Total Energies, au cœur de l’une des structures les plus discrètes, mais aussi les plus stratégiques du pays de Paul Kagame.
Au Rwanda, les discrets atouts de la diplomatie économique de Paul Kagame
« De la Centrafrique au Mozambique, deux pays où son armée est engagée, en passant par le Congo et le Bénin, le président rwandais multiplie depuis plus de deux ans les offensives business, entraînant dans son sillage Crystal Ventures, le bras financier de son parti. Premier volet de notre investigation. »
Créé après le génocide des Tutsi au Rwanda pour reconstruire le pays, le holding Crystal Ventures (CVL) a servi de caisse de secours à l’État. Ses actifs sont aujourd’hui estimés à 500 millions de dollars.
En Centrafrique, au Mozambique ou encore au Congo, CVL investit dans le secteur des mines, de l’agriculture et des infrastructures. En République Démocratique Congo, ses projets miniers ont été abandonnés après la rupture des relations entre Paul Kagame et Félix Tshilombo
C’est un bâtiment en apparence assez banal. L’un de ces grands immeubles vitrés comme il en pousse de plus en plus ces dernières années dans le quartier de Kiyovu, à Kigali. En face de l’hôtel Ubumbwe, le Grand Pension Plaza s’étire sur dix-sept étages. Non loin du sommet, au quatorzième, se trouvent les bureaux de Crystal Ventures Limited (CVL).
Ni fonds souverain, ni fonds d’investissement classique, CVL a toujours eu un statut à part au Rwanda. Propriété du Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir depuis 1994), le parti dirigé par Paul Kagame, ce holding privé s’est progressivement affirmé comme un acteur incontournable de la vie économique rwandaise. Une puissante machine dont les actifs sont estimés en interne autour d’un demi-milliard de dollars.
Caisse de secours de l’État
Point de chute ou tremplin pour les cadres de l’État, nombre de ses membres ont occupé des postes au sein de ministères, de banques ou d’agences publiques, CVL s’impose depuis quelques années comme un nouvel atout pour le versant économique de la stratégie diplomatique rwandaise, aux côtés d’autres structures plus visibles, comme la compagnie aérienne Rwandair. De la Centrafrique au Mozambique où le Rwanda déploie des soldats, du Zimbabwe au Bénin en passant par la République du Congo, Paul Kagame attire dans son sillage de nombreux investisseurs en lien étroit avec le holding.
Créé en 1995 sous le nom de Tri-Star Investments, CVL a d’abord servi de caisse de secours à l’État rwandais pour importer certains biens de première nécessité à l’heure où le pays se relevait à peine du génocide des Tutsi. Son budget de départ repose principalement sur le reliquat des fonds destinés à la guerre qui provenaient notamment de dons de la diaspora menée par la branche armée du FPR, ainsi que sur les contributions d’hommes d’affaires également installés hors du pays.
« Le secteur privé n’existait pas. Les institutions avaient besoin de papier, de meubles… de tout. Au départ, Tri-Star a acheté du matériel, notamment à Dubaï, et l’a importé », se souvient un familier de l’entreprise. Pour piloter ces importations de meubles, Tri-Star crée Mutara Entreprises en 1995, l’une de ses premières entités.
La même année, deux autres sociétés, aujourd’hui contrôlées par CVL, voient le jour : NPD, l’une des principales entreprises rwandaises de construction, et Intersec Security Company (Isco), première société de sécurité privée du pays et toujours la seule à être autorisée à déployer des gardes armés. « Nous voulions voir une différence dans notre pays où personne ne voulait investir », expliquait Kagame en 2017, lors d’une rare prise de parole sur CVL.
Réseau tentaculaire
Au fil des ans, avec le redressement de l’économie rwandaise, Crystal Ventures affine sa stratégie. Pour grossir et absorber les pertes de ses sociétés non rentables, le holding se finance auprès des banques locales. Il se retire aussi progressivement de certains secteurs jugés trop concurrentiels.
Crystal Ventures cède également certains actifs controversés, comme la société d’exploitation de minerais Rwanda Metals. Vendue en 2002 à une firme botswanaise, cette entreprise avait été citée l’année précédente dans un rapport du groupe d’experts de l’ONU sur la République Démocratique Congo et épinglée pour ses activités d’exploitation du coltan dans l’est du pays, ainsi que pour ses liens avec de hauts gradés de l’armée rwandaise.
Le premier tournant a lieu en 1998, lorsque Tri-Star s’associe au sud-africain MTN pour créer MTN RwandaCell, qui devient le principal opérateur télécoms du pays. Ensemble, ils œuvrent ensuite à l’implantation de MTN en Ouganda.
Si le groupe ne publie presque aucune donnée financière, une étude, rédigée par les chercheurs David Booth et Frederick Golooba-Butebi, indique qu’en 2009, il totalisait un revenu de 167 millions de dollars généré par des entreprises qu’il contrôlait ou dans lesquelles il était actionnaire minoritaire. Durant l’année fiscale 2009-2010, CVL aurait versé, toujours selon ces données extraites des comptes du holding, un peu moins de 10 % des taxes directement perçues par l’Etat.
Lorsque, en 2015, CVL vend ses parts dans la filiale rwandaise du groupe sud-africain MTN, le fonds se positionne déjà comme un acteur incontournable de l’économie nationale, à l’image du Front patriotique rwandais, parti qui peut compter sur un réseau tentaculaire dans le monde des affaires. « Le FPR dispose de ses relais partout, dans les banques, les agences privées… Il peut s’appuyer sur tout un panel de gens dans divers secteurs économiques », commente une source diplomatique occidentale.
Souvent présenté comme l’un des principaux employeurs du pays, avec l’État, CVL effectue une importante partie de ses investissements au Rwanda dans le secteur des infrastructures et des routes, où la société d’investissement Horizon Group, liée elle au ministère de la Défense, est aussi très présente.
Au risque d’imposer une concurrence déloyale à ses compétiteurs par sa proximité avec le FPR et d’empêcher le développement du secteur privé ? « Dire que nous sommes les plus grands ou les plus puissants est une question de perception, nous perdons aussi beaucoup de marchés, se défend une source interne pour qui le groupe a surtout agi en « pionnier » dans des secteurs qui ne suscitaient au départ que peu d’intérêt.
« Crystal Ventures est omniprésent dans certains secteurs et il est parfois plus simple de former des joint-ventures avec ses filiales, Eux apportent la maîtrise du marché rwandais et les entreprises étrangères des capacités financières et techniques. »
Si le holding dispose de son propre conseil d’administration, il demeure étroitement lié au FPR, auquel il rend des comptes. En plus des dividendes que CVL reverse au FPR, qui peut ensuite en disposer à sa guise, Crystal Ventures profite ces dernières années des opportunités que lui offre la diplomatie économique rwandaise.
Agriculture, construction, sécurité, mines…
Bien que certaines de ses propres sociétés s’exportent, CVL a également créé, en 2021, Macefield Ventures Limited (MVL) chargé d’œuvrer au développement d’activités à l’international. La frontière entre les activités de CVL et de MVL est souvent floue.
À Kigali, Macefield Ventures occupe les mêmes locaux que Crystal Ventures. Son patron est d’ailleurs Elias Bayingana, qui a dirigé les opérations du fonds de 2016 à 2020. Comme d’autres cadres des deux entreprises, c’est un membre du FPR qui a notamment fait carrière au ministère des Finances, où il a occupé les fonctions de directeur général du budget national.
L’unique mission de Macefield Ventures, selon les termes d’une source gouvernementale, est « d’œuvrer au développement de la coopération économique à l’étranger ». « Le marché local devenait trop limité et il nous fallait sortir des frontières du pays pour développer l’entreprise », explique la source interne précédemment citée.
Agriculture, construction, sécurité, mines… Structure discrète mais désormais omniprésente dans le cadre des investissements rwandais à l’étranger, Macefield Ventures contrôle des sociétés ou en détient des parts dans au moins cinq pays : la Centrafrique, le Mozambique, la Zambie, le Zimbabwe et la République du Congo. Des projets avaient aussi été entamés en République Démocratique du Congo, mais ils ont été abandonnés en raison de la crise diplomatique avec Kinshasa. Selon une source en contact avec l’entreprise, MVL prospecterait pour ouvrir des bureaux au Gabon et au Cameroun, tout en s’appuyant sur le réseau de cadres de Crystal Ventures pour gérer ses entreprises.
Le holding apporte aujourd’hui sa contribution à une stratégie diplomatique plus large, qui mêle exportation des capacités militaires rwandaises, comme c’est le cas en Centrafrique ou au Mozambique, influence au sein des missions de maintien de la paix de l’ONU, ou encore développement de la compagnie aérienne Rwandair.
« Le Rwanda avait déjà une bonne image au sein des missions de maintien de la paix de l’ONU et le succès de ses interventions en Centrafrique et au Mozambique lui permet de dupliquer ce modèle ailleurs et d’ouvrir ensuite la porte à de nouvelles opportunités économiques, notamment pour Crystal Ventures », explique Phil Clark, chercheur au Centre d’études africaines SOAS à Londres. « Crystal Ventures est avant tout une entreprise privée qui répond à ses propres objectifs de développement. Ils peuvent identifier des opportunités avec les partenariats que le gouvernement développe sur le continent, mais l’angle d’approche est avant tout économique plutôt que diplomatique », nuance Frederick Golooba-Butebi,
Au Bénin, où Paul Kagame s’est rendu à la mi-avril pour évoquer un déploiement militaire rwandais, les équipes de Macefield Ventures ont par exemple travaillé, d’après nos informations, à l’implantation d’une société d’exploitation de granit et de marbre, matières premières dont regorge le centre du pays. Un projet qui devrait être opéré par une société béninoise.
Jus de fruits et mines d’or en Centrafrique
L’un des premiers points d’attache de CVL et de sa filiale hors du Rwanda a été la Centrafrique, dirigée par Faustin-Archange Touadéra. Kigali y déploie des soldats depuis 2014 dans le cadre de la Minusca, une mission aujourd’hui dirigée par la diplomate rwandaise Valentine Rugwabiza et à titre bilatéral depuis décembre 2020. Les deux pays n’ont eu de cesse depuis de resserrer leurs liens économiques grâce à la signature d’une série d’accords, dont les plus récents ont été conclus en août 2021.
Dès 2020, plusieurs délégations de Crystal Ventures ont fait la navette entre Kigali et Bangui, travaillant notamment main dans la main avec Pascal Bida Koyagbélé, le patron de la cellule stratégique d’orientation et de suivi des grands travaux et investissements stratégiques.
Outre la construction par Inyange, également filiale de CVL, d’une usine de jus de fruits, des investissements ont été réalisés dans les secteurs des infrastructures et dans les mines. Créée en 2021, Vogueroc est l’une des sociétés au service de ces investissements, dont Macefield Ventures revendique le contrôle.
Dirigée par Olivier Kabera par ailleurs directeur de Real Contractor, une société de construction contrôlée par Crystal Ventures, elle a été autorisée à la fin de septembre à conduire des opérations en vue d’exploiter des mines de diamants, d’or et de nickel, pour une période de vingt-cinq ans. Elle s’est aussi vue octroyer un agrément lui permettant de devenir localement un bureau d’import-export d’or et de diamants bruts.
L’offensive des investisseurs rwandais dans le secteur extractif centrafricain répond à l’ambition de Kigali de s’imposer comme un hub de la transformation de minerais et un point de passage central du commerce de l’or dans la sous-région. L’enjeu est stratégique, au regard d’une production limitée sur son propre territoire et de la rivalité entre Kigali et Kampala dans ce domaine. Ces dernières années, les partenariats, notamment avec des investisseurs liés à Crystal Ventures, se sont multipliés dans plusieurs pays du continent. En juin 2021, la compagnie Dither Limited avait ainsi conclu un accord avec la Société aurifère du Kivu et du Maniema (Sakima), dont elle devait raffiner l’or. L’accord a finalement périclité après l’éclatement de la crise diplomatique entre la RDC et le Rwanda.
200 millions de dollars investis au Congo
Au Congo Brazzaville, plusieurs accords ont également été conclus lors de la visite de Paul Kagame à Brazzaville, du 10 au 13 avril 2022, notamment la convention de concession de la zone industrielle et commerciale de Maloukou. Le contrat conclu par Crystal Ventures prévoit un investissement de 200 millions de dollars en échange d’une concession de vingt ans. Le projet sera opéré par Macefield Ventures Congo – Holding. Il a reçu son agrément à la fin de décembre 2022 et sera piloté par Yvonne Mubiligi.
Cette dernière collabore, entre autres, avec les équipes de Denis Christel Sassou Nguesso, ministre de la Promotion du partenariat public privé. Yvonne Mubiligi est par ailleurs mentionnée au journal officiel congolais comme directrice générale de la société Stonegenix, laquelle s’est vu attribuer plusieurs autorisations de prospection minière, notamment dans des concessions aurifères, en août 2022.
Un autre accord, portant sur la conception, la construction et l’exploitation du port sec de Dolisie, avait également été signé avec Macefield Ventures. Dans la foulée, deux semaines plus tard, le fils du président congolais s’était rendu au Rwanda pour visiter les installations du port sec Kigali Logistics Platform, exploité par le dubaïote DP World.
C’est toutefois au Mozambique que la stratégie diplomatico-économique déployée par le Rwanda dans le sillage des voyages de Paul Kagame trouve aujourd’hui sa plus belle illustration. C’est l’objet du deuxième épisode de notre enquête sur Crystal Ventures.
Entre sécurité et business, Paul Kagame tisse sa toile au Mozambique
« Alors que le président rwandais déploie des troupes au Cabo Delgado depuis 2021 pour lutter contre les jihadistes, plusieurs entreprises liées à Crystal Ventures, le holding privé qui appartient à son parti, se sont installées au Mozambique. Elles misent notamment sur le développement du mégaprojet gazier de Total Energies à Afungi. »
Au Mozambique, l’appui militaire apporté par Paul Kagame à Maputo dans le cadre de la lutte contre les mouvements jihadistes a ouvert les portes du pays aux intérêts rwandais, notamment dans le secteur minier.
Le groupe français Total Energies, qui attend beaucoup de la présence des forces armées rwandaises pour relancer son projet au Cabo Delgado, s’est aussi rapproché de certaines filiales du holding privé Crystal Ventures, propriété du parti de Paul Kagame.
Treillis camouflage et lunettes de soleil, Paul Kagame passe en revue ses troupes. Ce 25 septembre 2021, sous le soleil écrasant de Pemba, le président rwandais effectue sa première visite au Cabo Delgado depuis le déploiement, trois mois plus tôt, de ses soldats. Cette province du nord du Mozambique est en proie depuis 2017 à une insurrection jihadiste.
Malgré la poursuite des combats, le discours du président rwandais, comme celui de son homologue mozambicain, Filipe Nyusi, présent à ses côtés, se veut optimiste. Quelques semaines après leur arrivée, les Forces de défense rwandaises (RDF) ont déjà annoncé la reprise de bastions symboliques, comme Mocimboa da Praia et Palma.
Cette intervention, décidée à titre bilatéral à l’issue de plusieurs semaines de discrètes négociations, est survenue avant même le déploiement des troupes de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). Et elle a rapidement convaincu la partie mozambicaine.
Diplomatie sécuritaire
Riche en minerais stratégiques, la province du Cabo Delgado abrite aussi le mégaprojet gazier que le géant français Total Energies tente de faire redémarrer depuis sa mise à l’arrêt forcée en 2021, à cause de la dégradation du climat sécuritaire. La situation est scrutée à Paris, pour qui le Rwanda s’affirme, depuis le rapprochement initié en 2018, comme un allié clé dans plusieurs dossiers sécuritaires africains.
Du côté de Kigali, cette mission confirme que les RDF, qui intervenaient déjà à titre bilatéral en Centrafrique, sont devenues un produit d’exportation qui élargit l’influence rwandaise sur le continent.
« Si nous sommes sollicités et que nous sommes en mesure d’aider, nous le faisons, dans l’esprit de la solidarité africaine et dans la limite de nos moyens », explique une source officielle interrogée sur les motivations d’un tel déploiement à travers le continent. L’approche sécuritaire du Rwanda, qui est depuis de nombreuses années l’un des principaux contributeurs des missions de maintien de la paix de l’ONU, ouvre aussi la voie à des opportunités économiques, comme c’est le cas à Bangui.
Au-delà du bilan d’une opération qui a jusque-là mobilisé près de 3 000 soldats et policiers rwandais, officiellement exclusivement sur les fonds du Trésor rwandais, le Mozambique est aussi devenu, en deux ans, l’exemple le plus parlant de la façon dont l’écosystème économique rwandais, dont Crystal Ventures Limited (CVL), bras financier du Front patriotique rwandais (FPR), fait partie, se déploie hors de ses frontières et dans le sillage de Paul Kagame.
Offensive minière
Dans la foulée de l’arrivée de ses troupes, le président rwandais a ainsi lancé une offensive dans plusieurs secteurs économiques, notamment celui des infrastructures minières. Des sociétés rwandaises emmenées par des hommes d’affaires liés à CVL s’y sont implantées. Macefield Ventures Limited (MVL), filiale de CVL destinée aux investissements du fonds à l’étranger, y a aussi installé un bureau.
Strofinare Mozambique, spécialiste de l’exploration minière, créée en septembre 2021 à Maputo, fait partie de ces entreprises. Aux manettes, Jean-Paul Rutagarama, membre de longue date du FPR. Figure incontournable des investissements rwandais au Mozambique, cet influent businessman était déjà au cœur d’un autre projet minier, en RDC cette fois.
Rutagarama est en effet le directeur général de la compagnie Dither Limited, qui avait conclu, en juin 2021, un accord avec la Société aurifère du Kivu et du Maniema (Sakima). Ce deal, signé à l’occasion d’une double rencontre entre Paul Kagame et Félix Tshisekedi à la frontière entre la RDC et le Rwanda, prévoyait, avant la rupture des relations entre les deux présidents, que Dither se charge de raffiner l’or extrait par la Sakima dans différentes concessions minières.
Dans le cadre de Strofinare, Rutagarama s’est cette fois associé à une autre ancienne de Crystal Ventures, Ruth Umurutasate. En septembre 2022, leur entreprise est devenue actionnaire majoritaire d’une nouvelle société nommée Megaruma Grafite dans le but d’exploiter des gisements stratégiques pour l’industrie des batteries électriques. Et c’est Pasteur Kayisire, par ailleurs directeur construction de NPD Limited, une autre société appartenant à Crystal Ventures, qui représente leurs intérêts au conseil d’administration.
Les ambitions de Kigali dépassent le seul secteur minier. En 2021, la galaxie rwandaise a été rejointe par Radar Scape, dont Strofinare a aussi été l’un des actionnaires avant de céder ses parts à Macefield Mozambique (Jean-Paul Rutagarama a conservé 1 % de son capital). Radar Scape a obtenu en 2022, via l’Institut de formation professionnelle mozambicain, de travailler sur un projet de réhabilitation de logements pour les populations déplacées de Palma, ville meurtrie par l’offensive des insurgés islamistes et reprise depuis par l’armée rwandaise. Montant du contrat : 800 000 dollars.
Saluée par les autorités mozambicaines, l’intervention de l’armée rwandaise est également cruciale pour l’avenir du projet de Total Energies dans la péninsule d’Afungi. L’évolution de la situation sécuritaire sur place est ainsi suivie de près à Maputo comme à Kigali, où le pétrolier a ouvert un bureau permanent en janvier 2022, dans la foulée d’une visite au Rwanda de son patron, Patrick Pouyanné. Cette installation était déjà discutée dès octobre 2021, selon une selon une source au fait du dossier, soit quatre mois après le début de l’intervention rwandaise dans la province du Cabo Delgado.
L’objectif officiellement affiché par l’antenne rwandaise du groupe français est notamment le déploiement d’une « offre multi-énergie » et une contribution au « développement du secteur énergétique ». Mais les opportunités dans ce secteur sont pour le moment assez restreintes. D’autant que l’exploration du potentiel méthanier du lac Kivu ne semble guère intéresser la major. Également invité à entrer sur le marché de la distribution de carburant où son compatriote Rubis est aussi présent, TotalEnergies nourrit là aussi des objectifs modestes, ne faisant même pas de la rentabilité de cette opération un impératif.
À plusieurs égards, la présence du pétrolier au Rwanda semble surtout répondre à un impératif économico-diplomatique. Le bureau de Kigali suit en effet de près l’évolution de la situation sécuritaire au Mozambique. Celui qui le dirige n’est autre que l’ancien vice-président de sa filiale mozambicaine, Ronan Masseron.
Les bonnes relations qu’entretiennent Kigali et la major française profitent en revanche aux sociétés rwandaises. NDP, l’une des principales entreprises de Crystal Ventures, a ainsi rejoint à la dernière minute l’appel d’offres lancé par TotalEnergies pour les travaux de terrassement et le gros œuvre du projet d’Afungi. Celui-ci n’a pas encore abouti, l’avenir du projet restant incertain, mais l’intégration de l’une des sociétés phares de CVL illustre la manière dont le pétrolier et Kigali entendent lier leurs intérêts. « C’est tout un écosystème, dont Crystal Ventures fait partie, qui se déploie dans le sillage de cette intervention », reconnaît un acteur économique français qui suit ce dossier. Outre les travaux liés au projet gazier, la percée rwandaise concerne désormais aussi le secteur de la sécurité privée.
Les bonnes affaires de Crystal Ventures
Quand l’armée rwandaise sécurise le périmètre du projet de TotalEnergies, c’est Isco Segurança, une société liée à CVL, qui assure, selon nos informations, le gardiennage des installations de la major. Établie à Maputo, cette société a été enregistrée au journal officiel le 2 février 2022. Son actionnaire majoritaire (70 % du capital) n’est autre que Isco Global, filiale historique de Crystal Ventures. Isco était, à sa création en 1995, la première société de sécurité privée du Rwanda. Elle est, aujourd’hui encore, la seule à être autorisée à déployer des gardes armés. Son directeur, Désiré Ngabonziza, est aussi à la tête de la filiale mozambicaine de Macefield Ventures. Cette dernière est aujourd’hui l’actionnaire majoritaire de la plupart des sociétés rwandaises précédemment citées.
À l’image de sa maison mère, Isco Segurança propose de la « sécurité armée et non armée, du transport d’objet de valeurs ou encore du conseil en matière de sécurité ». À court terme, plusieurs autres projets sont ciblés par Isco Segurança, à commencer par le gardiennage des travaux sur lesquels Radar Scape œuvre, comme le confirme à Jeune Afrique deux sources au fait du dossier.
Au début de mars lors d’une conférence de presse organisée à Kigali, Paul Kagame a reconnu l’implantation, au Mozambique, d’une société rwandaise de sécurité, sans toutefois fournir plus de détails, réaffirmant qu’il s’agissait d’entreprises privées. « Les sociétés sur place sont libres d’engager les partenaires qu’elles souhaitent pour effectuer ce genre de mission », a expliqué le président rwandais ajoutant que « ce n’est pas quelque chose d’étrange qui devrait déranger qui que ce soit tant qu’il s’agit d’une invitation ».
Reprise en 2023 pour le site d’Afungi ?
Pour les autorités mozambicaines et Total Energies, l’implication du Rwanda représente un enjeu majeur. Les dirigeants du pétrolier français espèrent en effet pouvoir relancer leur projet dans la péninsule d’Afungi en 2023. Signe que l’horizon semble s’éclaircir pour la multinationale, Patrick Pouyanné s’est rendu au Cabo Delgado le 3 février dernier. Il a visité le site d’Afungi, a rencontré le président Filipe Nyusi et a annoncé le déploiement d’une « mission d’évaluation humanitaire » pour décider « si la situation actuelle permet une reprise des activités dans le respect des droits humains ».
« Il apparaît évident que les progrès de l’armée rwandaise sur le terrain sont un facteur crucial dans la perspective de réouverture du site. Le risque, si l’intervention s’interrompt, est que l’on revienne à la case départ », estime une source qui suit ce dossier de près avec la major. Pour l’aider dans son déploiement, l’armée rwandaise bénéficie d’ailleurs d’une enveloppe européenne de 20 millions d’euros. Celle-ci a été votée à la fin de novembre 2022 par l’Union européenne, à travers la Facilité européenne de paix, sur proposition de la France. L’effet a été immédiat : dès février dernier, Kigali a déployé de nouveaux contingents au Cabo Delgado.