Le 26/06/2024
Le Rassemblement national souhaite « empêcher » les personnes avec une double nationalité d’occuper « des emplois extrêmement sensibles » dont la liste sera définie « par décret ». Cette mesure est-elle réellement applicable ?
Interdire l’accès aux métiers dit de « souveraineté » aux Français de double nationalité. Dans ses projets s’il arrivait au pouvoir, le Rassemblement national a remis d’actualité cette proposition. Elle vise les 3,3 millions de Français qui détiennent une double nationalité et pourrait concerner des domaines comme la diplomatie, la défense, le budget ou encore le nucléaire.
L’idée n’est pas nouvelle. Elle a fait partie d’une proposition de loi constitutionnelle déposée par Marine Le Pen en janvier dernier qui avait été présentée lors de la campagne présidentielle de 2022 dans la partie sur « la protection de la nationalité française et de l’identité de la France ».
« La loi organique peut interdire l’accès à des emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre État ».
Si son parti remporte les élections législatives (30 juin et 7 juillet) et s’il est nommé Premier ministre, le président du RN compte faire passer cette mesure par « une loi organique et un décret ». Jordan Bardella assure ne pas « remettre en cause la double nationalité », même si sa suppression a longtemps fait partie du programme du RN.
Ce projet abandonné réapparaît plus subtilement avec cette interdiction d’accéder à certaines fonctions laissant apparaître la crainte d’une double allégeance conduisant au risque d’un manque de loyauté envers l’État dont ils sont aussi ressortissants. C’était d’ailleurs l’objet d’une question lancée en 1989 à Lionel Stoleru par Jean-Marie Le Pen lors d’une émission de télé.
« Avez-vous une double nationalité? », avait demandé le président du Front national au secrétaire d’État chargé du Plan, visant particulièrement une possible nationalité israélienne, selon ses dires.
« Risques d’ingérences »
Quels métiers seraient concernés par la mesure du RN? Aucune liste n’a été dévoilée. Selon Jordan Bardella, « très très peu de personnes » seraient concernées, a-t-il avancé lors de sa conférence de presse du 24 juin. Lesquelles? Il ne le dit pas.
Lors du débat télévisé du 25 juin sur TF1 l’opposant à Gabriel Attal et Manuel Bompard, Jordan Bardella a pris comme exemple le poste de directeur d’une centrale nucléaire: « »Vous mettriez un franco-russe à la tête d’une centrale nucléaire? Cela ne vous pose pas un sujet d’intérêt national? », a-t-il lancé à l’actuel Premier ministre pour justifier sa mesure.
Sur BFMTV, Roger Chudeau, député sortant RN du Loir-et-Cher donne quelques pistes.
« Je pense qu’il s’agit des emplois ministériels et puis probablement des emplois qui sont définis dans la Constitution comme étant à la disposition du gouvernement, c’est-à-dire ambassadeur, préfet, général, inspecteur général… », avance Roger Chudeau.
« Tout ce qui relève de la souveraineté nationale ne peut s’exercer que par des citoyens français, ça parait basique », ajoute le député sortant.
En effet, c’est ce que dit le droit, en précisant qu’un « Français binational ou plurinational » n’est pas moins Français qu’un autre.
« Il a tous les droits et obligations attachés à la nationalité française. Cette règle s’applique de la même manière à un Français ayant acquis une autre nationalité ou à un étranger devenu français », peut-on lire sur le site Service Public.
« Totalement inconstitutionnelle »
D’ailleurs, comme le rappelle sur BFM Business la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina, le droit français -et même européen- a déjà prévu cette situation.
« Tous nos emplois dits de souveraineté, et la Cour de justice de l’Union européenne est d’accord, sont réservé aux Français. Même un ressortissant d’autres pays de l’Union européenne ne peut accéder à ces emplois parce qu’ils sont réservés aux Français pour des raisons stratégiques », précise Anne-Charlène Bezzina.
Elle rappelle le processus de recrutement pour ces postes. Les candidats doivent passer par des enquêtes de conflits d’intérêts personnels et professionnel rappelle Anne-Charlène Bezzina pointant aussi les liens qu’il y a avec les Etats sur lesquels s’appuie la binationnalité.
« Le risque d’ingérence étrangère est donc assez limité [voire] impossible », estime la constitutionnaliste qui estime que la proposition du RN est « totalement inconstitutionnelle ».
Une franco-russe RN au Parlement européen
Ce risque est justement l’argument du RN, explique Sébastien Chenu, député RN et porte-parole du mouvement.
« Est-ce qu’aujourd’hui on imagine un Franco-Russe travailler au ministère des Armées? », a même justifié Jordan Bardella.
Cet exemple a été soulevé par Gabriel Attal lors du débat des législatives sur TF1 le 25 juin. Le Premier ministre a pointé une contradiction en citant le cas de Tamara Volokhova. « Est-ce que vous pouvez dire aux Français qui nous regardent qui est madame Tamara Volokhova? », a lancé Gabriel Attal au président du Rassemblement national.
« C’est votre conseillère au groupe ID (Identité et Démocratie) au Parlement européen, qui vous représente à la commission des Affaires étrangères sur les questions de sécurité et de défense », a-t-il indiqué sans attendre la réponse.
« Il se trouve qu’elle est franco-russe, qu’elle assiste à des réunions à huis-clos avec des informations confidentielles sur la guerre en Ukraine », a affirmé Gabriel Attal.
Roger Chudeau n’a pas évoqué ce cas sur BFMTV, mais assure que pour lui, c’est « une question symbolique ». « Il faut savoir choisir. On n’est pas au supermarché, ici. Quand on sert l’Etat au plus haut niveau, il faut être un citoyen français, c’est le minimum minimorum », assène le député du Loir-et-Cher.
Les binationaux de la DGSE
Reste que les personnes qui ont d’autres nationalités que la nationalité française sont des Français comme les autres. Et comme tous les candidats à des postes dits sensibles, que ce soit dans des ministères (Armées ou les Affaires étrangères) ou des administrations comme la Direction générale de l’armement (DGA), des enquêtes administratives poussées sont réalisées.
« Vous pouvez avoir une, deux ou trois autres nationalités, ça ne regarde pas le droit français », confirme auprès de l’AFP Gwénaële Calvès, professeure de droit public à Cergy Paris Université.
Nous avons demandé à différents services liés à la défense s’ils savaient combien de binationaux, ils emploient et si certaines fonctions leur étaient interdites. Aucun ne nous a répondu, pour ne pas prendre part à un sujet politique qui arrive en pleine période électorale. Sur la page web de recrutement de la DGSE (direction générale des services extérieurs), la réponse est claire.
Pour candidater à la DGSE, il faut avoir la nationalité française, mais « vous pouvez cependant avoir une double nationalité dès lors que vous possédez la nationalité française ».
Là encore, chaque candidat fait l’objet d’une enquête, même pour des postes administratifs ou pour les services généraux. Quant à ceux que l’on appelle communément des espions, les binationaux peuvent devenir, selon les crises ou les situations géopolitiques, des recrues de choix.
D’ailleurs, l’annonce de vouloir interdire l’accès à certains postes sensibles a fait réagir Olivier Mas, ex-agent de la DGSE et ancien officier des forces spéciales. Retiré de ces fonctions, il anime aujourd’hui la chaîne YouTube « Talks with a Spy ». Sur X, il estime que cette mesure qui selon lui « concerne en priorité les Français d’origine maghrébine », « contribue très concrètement à affaiblir la sécurité de la France ».
« Au début des années 2000, (…) la DGSE a décidé de recruter de manière significative des Français d’origine maghrébine (…) pour aider à infiltrer les groupes terroristes. Cette mesure a été très efficace », rappelle Olivier Mas.
Faire carrière dans l’armée?
En fait, l’accès aux postes de la fonction publique est non seulement autorisé aux binationaux, mais aussi aux ressortissants des pays membres de l’UE qui peuvent passer des concours et devenir fonctionnaires.
Les non-européens peuvent aussi être recrutés dans la fonction publique, mais uniquement en qualité de contractuels. Dans la défense, rien n’empêche un binational de faire carrière dans l’armée, ni de devenir réserviste. Sur X, Alexis Karklins-Marchay, franco-américain et officier de la Marine nationale, s’élève contre cette proposition du RN.
« Lire que certains postes, certains emplois (dont ceux de diplomates ou de ministres) me seraient fermés à cause de cela est une insulte de nationalistes rances aux petits pieds ».
Les emplois dans les grandes industries de la défense ou celles du nucléaire, seront-ils concernés? Comme le souligne l’AFP, la décision de classer un poste parmi les emplois de souveraineté est laissée à l’appréciation non seulement du gouvernement, mais aussi de l’employeur. Les conditions d’accès à ces entreprises sensibles sont déjà strictes. En pleine crise du recrutement, ces entreprises se verraient confrontées à une difficulté supplémentaire pour attirer des talents pour des postes clé
En clair, il n’existe pas actuellement de restriction pour les binationaux, selon des experts en droit du travail interrogés par l’AFP. Ceci « en vertu du principe d’interdiction de toute discrimination à l’embauche posé par l’article L1132-1 du code du travail », explique Me Eric Rocheblave, avocat spécialiste du droit du travail. Mais, dit-il, « ce que le législateur d’hier a fait, celui de demain peut le défaire ou restreindre ».