21 01, 2024
Cette semaine, les députés britanniques ont approuvé la nouvelle version du projet de loi controversé sur l’expulsion de migrants arrivés au Royaume-Uni vers le Rwanda. Le gouvernement de Rishi Sunak considère ce pays du centre de l’Afrique comme « un pays sûr » mais l’est-il vraiment pour les demandeurs d’asile ? Et pourquoi le Rwanda ?
« Demandez au Royaume-Uni. C’est le problème du Royaume-Uni, pas celui du Rwanda. » C’est la réponse du président rwandais, Paul Kagamé lorsque Faisal Islam, rédacteur en chef du service économique de la BBC l’interpelle au sommet de Davos : « La Cour suprême (britannique, ndlr) a déclaré que votre pays n’était pas sûr. Est-il sûr pour les réfugiés ? »
S’ensuit un échange sur le financement de ces expulsions. « Mais vous recevez des centaines de millions d’euros du contribuable britannique… sans un seul réfugié ? », continue le journaliste britannique. « L’argent sera utilisé pour les personnes qui viendront. Si elles ne viennent pas, nous pourrons rendre l’argent », répond le président rwandais.
De l’argent
« C’est la première chose que le Rwanda a à gagner, c’est de l’argent « , explique Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Ifri, l’Institut français des relations internationales. Comme l’explique le journal The Guardian, environ 240 millions de livres sterling (280.000 euros environ) ont été versés au Rwanda jusqu’à présent dans le cadre de l’accord. C’est ce qu’a déclaré le gouvernement britannique l’année dernière.
Un paiement supplémentaire de 50 millions de livres sterling (58 millions d’euros) était attendu au cours de l’exercice 2024-2025. Deux autres versements sont prévus.
Sauf qu’aucune personne n’a été expulsée au Rwanda jusqu’à présent. Le premier vol qui devait avoir lieu en juin 2022 a été arrêté par une injonction de Cour européenne des droits de l’homme. D’où la proposition du président de ce pays africain de « rendre l’argent » si aucune personne n’est envoyée dans son pays.
« Le pays a fait des avancées considérables en termes de reconstruction depuis le génocide contre les Tutsis », contextualise Christian Rumu, chargé de campagne dans la région des Grands lacs pour Amnesty International. « Mais ça reste l’un des pays les plus pauvres de la région qui a besoin de ressources considérables pour sa reconstruction. »
Mais pour le chargé de campagne, cette manne financière venant d’un pays riche à un pays pauvre revêt une connotation néocoloniale. « Le Royaume-Uni se décharge de l’accueil des demandeurs d’asile en contrepartie d’argent. Cela va à l’encontre du panafricanisme (la volonté d’émancipation et d’unification des Africains en une communauté mondiale, ndlr) prôné au Rwanda et en tant qu’Africain. Comment peut-on traiter la vie des gens de cette manière ? Surtout venant d’un pays très riche qui ne manque pas de moyens pour traiter les cas des demandeurs d’asile. »
Une position qui apparaît entre les lignes de l’analyse légale de l’accord par le HCR, l’Agence des Nations Unies. « Les réfugiés sont déjà accueillis de manière disproportionnée dans le monde en développement, dans des pays qui continuent d’accueillir et de protéger les réfugiés malgré des défis très pressants. Les pays à revenus faibles et moyens, y compris en Afrique, accueillent 75% des réfugiés dans le monde. Le transfert définitif de demandeurs d’asile du Royaume-Uni vers le Rwanda accentuera ce déséquilibre au lieu d’y remédier. »
Le représentant d’Amnesty International va plus loin. « Cet accord est même raciste car on constate un double standard entre le traitement des demandeurs d’asile venant d’Afrique et les personnes blanches, comme les Ukrainiens. Ça pose beaucoup de questions. Ce n’est pas une question de moyens, c’est un choix du Royaume-Uni de différencier ses demandeurs d’asile. »
Une position sur la scène internationale
Outre l’intérêt financier, accueillir les demandeurs d’asile du Royaume-Uni est aussi une façon pour le Rwanda de peser au niveau diplomatique, d’avoir un levier de négociation avec les pays qui cherchent » des solutions » pour gérer leur politique migratoire, nous disent nos interlocuteurs.
« C’est politiquement avantageux car cela met le Rwanda dans une relation d’assistant dans sa politique d’immigration par rapport à la Grande-Bretagne », continue Thierry Vircoulon. « Cela lui permet d’avoir une certaine influence politique. Le Rwanda se signale ainsi à d’autres pays européens comme un pays qui peut résoudre leur problème d’expulsion. »
Mais en quoi être le réceptacle des demandeurs d’asile de pays riches peut être enviable sur la scène internationale ? « C’est un levier de négociation », répond analyse Grâce Favrel, avocate au barreau de Paris spécialisée dans les droits humains. « Le Rwanda se positionne comme partenaire. Un peu comme la Turquie quand elle a signé un pacte migratoire avec l’Union européenne en acceptant de ‘retenir’ les réfugiés venant de Syrie sur son territoire en 2015, cela lui a donné une force de négociation. »
« Le Rwanda est quant à lui critiqué sur la scène internationale en raison de certaines politiques de répression « , continue l’avocate. « Cet accord est donc une manière d’éviter que l’on critique son bilan sur les droits humains. » Ainsi, « dans l’Est de la RDC, le Rwanda est accusé de soutenir les rebelles du M23 mais depuis cet accord, on n’entend plus le Royaume-Uni sur cette situation », ajoute Christian Rumu.
« La Grande-Bretagne a déjà voté un texte à la chambre du parlement disant que c’est un pays sûr », reprend l’avocate. « Il y aura ainsi moins de critiques sur le bilan des droits humains au Rwanda. » Un pays sûr ? Les organisations de défense des droits humains n’en sont pas aussi convaincues.
Amnesty International d’abord, pointe les préoccupations du HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés : « privations arbitraires d’accès à la procédure d’asile, risques de détention et d’expulsion, discrimination à l’encontre des personnes LGBTQIA + et un manque d’assistance juridique. » L’ONG souligne également des manquements quant au droit à un procès équitable, aux droits sexuels et reproductifs, aux droits des femmes ou encore à la liberté d’expression.
À ce propos, l’ONG Human Rights Watch dénonçait cette semaine encore des abus à l’encontre des journalistes dans ce pays. Des disparitions et décès suspects ainsi que la menace d’arrestations et de poursuites constitue une manière efficace de s’assurer que les journalistes au Rwanda pratiquent l’autocensure, affirme l’organisation de défense des droits humains.
« Les récits terrifiants de torture en prison et l’incapacité à rendre justice pour la mort suspecte d’un journaliste d’investigation marquent un début d’année sombre pour les journalistes au Rwanda « , estime Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch.
Le bilan du Rwanda en matière de liberté de la presse continuera très probablement à se détériorer
« Le bilan du Rwanda en matière de liberté de la presse continuera très probablement à se détériorer, à moins que le système judiciaire ne commence à agir de manière indépendante et libère les journalistes emprisonnés et que les autorités cessent de les cibler. »
À Nairobi, le chargé de campagne d’Amnesty International abonde mais contextualise tout de même. « Le gouvernement du Rwanda rétorque en disant que le pays reçoit des dizaines de centaines de milliers de réfugiés », explique Christian Rumu. « Dès lors, le Rwanda, fait quand même un travail considérable en accueillant les réfugiés pour des raisons humanitaires. Il y a beaucoup de réfugiés congolais et burundais au Rwanda qui sont bien pris en charge. »
« Mais ce n’est pas pour autant que le Rwanda est un pays sûr pour ce genre d’accord. » Et de prendre l’exemple d’un autre contrat signé, cette fois, entre Israël et le Rwanda. C’était en 2014, Israël a également expulsé des migrants cers le Rwanda et l’Ouganda.
Pas une première pour le Rwanda
Ainsi en juin 2022, la BBC racontait l’histoire d’un migrant érythréen qui a quitté son pays en 2007 pour rejoindre Israël. Sept ans plus tard, son permis de séjour n’est plus valable. Il a alors le choix entre être rapatrié chez lui, aller dans un centre de détention pour migrants ou obtenir 3500 dollars et un aller simple pour le Rwanda.
La troisième option choisie, cela ne l’a pas empêché de rejoindre l’Europe par la suite car une fois arrivé au Rwanda, il n’était pas le bienvenu et a été réexpulsé vers l’Ouganda. Comme le signale la BBC, la situation est différente de celle proposée par l’accord conclu avec le Royaume-Uni qui ne donne pas le choix aux migrants sans titre de séjour et les renverrait obligatoirement vers ce pays africain.
Ainsi, « le risque de refoulement est important », souligne Christian Rumu. « C’est exactement ce que dit le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, dans la mise à jour de son analyse sur la légalité de cet accord. »
Le 15 janvier dernier, le HCR écrit ceci : « Dans son analyse 2022, le HCR a fait part de ses vives inquiétudes quant au fait que les demandeurs d’asile transférés du Royaume-Uni vers le Rwanda n’aient pas accès à des procédures équitables et efficaces pour la détermination du statut de réfugié, avec les risques de refoulement qui en découlent. Ces préoccupations n’ont pas encore été dissipées. »
Un nouveau modèle de politique migratoire
Ce précédent créerait-il un modèle reproductible ? Pour Thierry Vircoulon, la réponse est oui. Certains pays pourraient être tentés de reproduire ce modèle de politique migratoire. Il est d’ailleurs déjà mis en place entre l’Italie et l’Albanie.
Un nouveau système a vu le jour : la sous-traitance du droit d’asile
« Depuis cet accord de transfert entre Israël, l’Ouganda et le Rwanda, un nouveau système a vu le jour : la sous-traitance du droit d’asile », analyse le chercheur. « On contacte des pays tiers pour qu’ils accueillent les migrants qui introduisent une demande d’asile plutôt que de les accueillir sur le sol européen. »
« Un nouveau système est donc en train de se mettre en place, le système des pays tiers », conclut le chercheur à l’Institut français. « C’est exactement la même chose que ce que l’Italie fait avec l’Albanie. Ce système a des chances de se multiplier car les pays européens sont en recherche de trouver des pays de transfert. »
Un gain financier et diplomatique pour le Rwanda. Une manière de sous-traiter sa politique migratoire en aval pour le Royaume-Uni. Ces arguments semblent l’emporter sur le respect des droits fondamentaux et sur le droit d’asile.
Le droit d’asile interdit en effet de renvoyer une personne qui court un danger dans son pays d’origine. C’est pourquoi les demandes d’asile doivent être examinées : cette personne craint-elle pour sa vie si elle est de retour dans le pays d’où elle provient ? Ici, l’idée n’est pas de « rapatrier » la personne dans son pays d’origine mais bien de l’envoyer dans un pays tiers.
Est-ce conforme au droit international ? « Ça dépend », répond l’avocate Grâce Favrel. « Ça dépend des conditions dans lesquelles l’étude de la demande d’asile est faite. Si c’est fait dans des conditions qui respectent les conventions de Genève, cela pourrait être conforme au droit. » Voilà pourquoi le HCR met en avant le risque de refoulement dans son analyse. Si la personne expulsée au Rwanda est ensuite envoyée dans un autre pays ou carrément renvoyée dans son pays d’origine, elle court un danger pour sa vie, ce qui pourrait aller à l’encontre des Conventions de Genève.
Pour Christian Rumu d’Amnesty International, c’est un danger pour les droits humains. « Si ce genre de deal se multiplie, cela risque d’amener un nouvel ordre dans le cadre légal du droit d’asile. Le droit international doit évoluer mais pas en renforçant le système néocolonial. »